ESCLAVES SALARIES

Tiré de « Une vie pour rien ? » n°6-Janvier 2004

Esclaves Salariés, jeune groupe de Montréal, fait une Oi ! en français sacrément efficace, mid-tempo, lourde, mais énergique avec un côté rock'n'roll pour les guitares. J'avais déjà bien accroché sur leur première démo, mais leur dernier 6 titres (pour l'instant uniquement en démo CDR) est vraiment convaincant, plus que bien des groupes qui sortent des disques à la pelle. Leurs textes sont pour la plupart engagés socialement, et anti-fafs, et d'autres plus sur le trip skin.

Un petite présentation du groupe. Pourquoi « Esclaves Salariés » ?

JF : On vient de Montréal / St Henri pour David (Guitare) et JF (chant), et Rico (basse), et Granby pour Erik (batterie). On a commencé en novembre 2000, on voulait monter un concert hommage aux Trotskids, on a monté un set sous le nom de Provo. On a ensuite commencé à composer et on avait une chanson qui s'appelait « Esclaves Salariés ». On a pris le nom quand il a fallu en trouver un pour notre premier concert. La chanson je l'ai écrite après une discussion, un soir, sur le travail.

David : JF et moi sommes marxistes (même si on ne s'affirme pas comme un groupe rouge puisque les autres ne le sont pas), Marx disait que la classe ouvrière est formée d'esclaves, mais payés.

C'est ce que vous dites dans la chanson : « La force de travail n'est pas un bien mais on l'achète pour une bouchée de pain ».

JF : Dans le système capitaliste, la force de travail est vue comme un bien, étant donné que les patrons paient et choisissent le prix qu'ils vont donner à ta force de travail. Je voulais dire que pour moi ce n'est pas supposé être un bien qu'on peut acheter pour 7, 10$ (dollars canadiens, environ 4,5 euros), salaire minimum au Québec.

Il n'y a pas que les marxistes d'ailleurs qui font cette constatation.

JF : Non, effectivement, rien que le fait d'être travailleur.

David : Moi je rigole en fait, car je fais 20 $ de l'heure. Mais il n'y a rien de trop beau pour la classe ouvrière. Après deux heures de travail, le patron avec le profit a payé mon salaire, donc je travaille quand même 38 heures pour qu'il s'en mette plein les poches. Je me considère donc tout de même comme un esclave salarié. Au Québec, pour quelqu'un qui n'est pas sensibilisé à la gauche, ce n'est pas une réflexion évidente. Pour le groupe, moi j'ai toujours dit à JF, tu peux parler de politique, mais je ne veux pas que tu dises de slogan, je ne veux pas que tu montres de bannières. Cock Sparrer c'est de la politique de A à Z, « England belongs to me », c'est de la politique. Ça m'a toujours fait rire, les skinheads traditionalistes qui adorent Cock Sparrer et ils disent qu'ils ne font pas de politique. Mais je ne veux pas dans le groupe de « Viva Che Guevara, vive Lénine », on parle de la vie de tous les jours, ce qui fait qu'on parle de politique.

On pourrait parler de Last Resort que David tu reprends en concert avec Prowlers ou d'autres groupes qui n'avaient pas forcément les mêmes idées que vous et qui font partie de vos références.

David : Je parlais avec un punk en Ecosse, il me disait qu'à l'époque il y avait des concerts purement de skins et des concerts purement de punks et qu'il y avait pas mal de gens de droite aux concerts skins. J'ai une certaine tolérance mais qui a des limites. Ça reste de la musique, et on a été élevé avec ça, depuis l'âge de 13-14 ans j'écoute ça, après quand tu grandis tu prends du recul sur les paroles.

Dans Last Resort, je trouve qu'il y a des trucs intéressants aussi dans les paroles.

JF : Oui bien sûr, la chanson sur Thatcher, ou alors « Freedom », c'est piller les riches : « One day they will get you from behind, Empty your pocket see you out of your mind ».

David : Ça reste Working Class, ça parle de la classe ouvrière, et c'est ça qui m'intéresse, sans forcément aller dire, soyez pour eux, ou pour eux, votez pour ces gars là, ou un autre. Ça parle de la vie des gens qui n'en n'ont pas beaucoup.

JF : Si les paroles ne sont pas fafs, je n'ai pas à aller chercher si le gars qui chante ça l'est.

Vous avez une autre chanson dans le même registre, « le cauchemar s'étend » sur les licenciements, le chômage.

JF : J'ai écrit la chanson juste après le 11 Septembre 2001. Il y a eu une grosse dépression, Air Canada ont licencié quelque chose comme 1500 personnes, puis autant par Alcan, un aluminerie. Avec les répercussions ça faisait 6000 personnes en deux mois qui perdaient leur emploi. Après ça ils disaient que l'économie revenait et que la création d'emploi augmentait. Je me disait merde, c'est ça leur créations d'emplois ! ?

David : Et le pire là-dedans c'est que quand ils délocalisent au Mexique une usine General Motors, avec l'ALENA, ce sont de bons boulots qu'ils suppriment, après ils ouvrent des centres d'achat avec des boulots à 7$ de l'heure. Si c'est ça ta création d'emploi, mange de la merde !

Ça me fait penser à la chanson « A l'usure », sur le thème de la toile d'araignée tatouée, mais vue comme le symbole du gars enfermé.

JF : Exactement. Le gars qui fait 45 heures / semaine, qui travaille au salaire minimum, qui a deux enfants. Sa vie, c'est juste travailler, rentrer chez lui, regarder la télé. Voir la toile d'araignée qui pousse, c'est la conscience d'être confiné, prisonnier, tu ne peux pas sortir du cercle vicieux, sinon tu te retrouves dans la rue. Tu n'as pas de chômage, car je parle de gens qui ne gardent jamais le même emploi assez longtemps pour toucher le chômage.

Un thème qui a l'air de vous tenir à cœur, c'est votre quartier St-Henri, comme dans « Bonheur d'occasion ».

Depuis 15 ans, Montréal est convoité par les bourges, les yuppies, les jeunes professionnels qui ont plein d'argent. St-Henri était sur le bords d'un canal construit pour usines qui étaient là. Mais les usines ne fonctionnent plus depuis 30-40 ans. Ils les ont donc rasées, et ils ont dit « St Henri c'est tellement beau qu'on va faire des condos (ndb : immeubles de luxe) ». Aucun ouvrier ne peut se payer ça. Les travailleurs habitaient là depuis des générations, une fois que leur usine est fermée, on leur dit : « Allez ailleurs, on construit des logements pour les riches, vous on s'en fout ». Les loyers augmentent continuellement, les ouvriers doivent donc déménager en banlieue, tu te retrouves loin des transports, des services sociaux. Ça devrait être le contraire, les personnes qui ont le moins d'argent devraient y avoir accès plus facilement que les gens qui ont les moyens de s'en passer. Et c'est le même phénomène partout. Le communautaire et les comités de quartiers qui essaient de lutter contre ça étaient très forts il y a 20 ans, mais moins maintenant. Au Québec, les années 70 ont été très revendicatrices, même la plupart des syndicats officiels reconnaissaient qu'il y avait besoin d'une alternative au capitalisme. Mais maintenant c'est plus conservateur, et dans les comités de quartiers, ce sont surtout des vieux qui sont là depuis 25 ans. Et puis il y a pas mal de vieux hippies et de gens qui ont changé.

  Il y a aussi « Ta rue » qui parle de ça, et du squat qui avait été ouvert, je crois que c'est plutôt rare ici.

JF : Oui j'avais écris ça l'été où le squat avait été ouvert, ça faisait parler tous les jours « Le squat, les squatters, qu'est-ce qu'il va arriver avec eux ?», on a fait des manifestations. Il n'y a pas de loi qui défendent les squatters ici, donc les squats organisés sont très rares.

Quand vous me parliez de St-Henri plus tôt, vous m'aviez dit que les premiers skinheads à Montréal venaient de St-Henri et NDG, le quartier anglophone à côté, ça date de quand ?

David : Oui, les premiers skins à Montréal c'est surtout les Discords fin 70, puis Gassenhauer, un peu après. Mais les gars à cette époque étaient assez racistes.

JF : Pas nécessairement, Je connais un gars qui était skin à cette époque, il me disait que les gars n'étaient pas nécessairement racistes, mais ils s'identifiaient beaucoup à l'Angleterre, c'était nouveau ça venait de là, et il fallait qu'ils le montrent. Quand ils ont su que beaucoup de skins s'associaient au National front, ils ont dit nous aussi, même s'ils traînaient avec des jamaïcains.

David : Et puis souvent c'était des sniffeurs de colle, c'était très différent d'aujourd'hui.

JF : Mais sinon il y avait aussi des skins francophones à l'époque des Bérus dans la LAM. La LAM c'est la Ligue Anti-fasciste Mondiale, ça a été créé comme la Ligue Anti-fasciste de Montréal au concert des Bérus en 89. Une centaine de nazis avaient attaqué le premier concert au Spectrum et ils devaient revenir le lendemain pour le second, c'est pour ça qu'a été formée la LAM. C'est ensuite devenue une espèce de merde à but lucratif infiltrée par la police.

Est-ce qu'on peut parler de la scène actuelle maintenant à Montréal et au Canada ?

Dans le reste du Canada c'est de la merde. Les meilleurs groupes viennent de Montréal, Generators, Prowlers, Jeunesse Apatride. Le seul groupe que je respecte dans le reste du Canada, c'est Subway Thugs et je ne pense pas qu'ils jouent encore. A Montréal c'est comme un grand cercle d'amis. Avant il n'y avait pas grand chose, mais depuis deux ans, il y a des concerts régulièrement, plusieurs par mois, une cinquantaine de skinheads au moins mais les plus gros concerts c'est 200 personnes et de temps en temps seulement.

Vous ne jouez pas à l'extérieur du Québec ?

JF : J'ai vu des groupes de Montréal à Toronto, comme Prowlers, Street Troopers quand ça existait, ça ne vivait pas, j'imagine encore moins pour nous qui sommes francophones, pour eux c'est comme si on chantait en Grec. Les gens ne sont pas ouverts du tout. Brigada l'ont fait d'ailleurs et il n'y avait pas grand monde. Il y a un contexte très politique lié à ça, le Québec est très différent du reste du Canada, la langue, la culture. L'Ontario c'est très proche des Etats-Unis, le Québec, bien plus proche de l'Europe.

David : Je compare les Québécois aux Basques ou aux Irlandais, la même situation politique, la même lutte nationale. Même si les gens que tu vois ne sont pas forcément anti-québécois, il y a comme une haine inconsciente entre Ontariens et Québécois.

Et jouer en Europe, c'est difficile ?

JF : Pas forcément si tu as les bons contacts, mais c'est cher. Jeunesse Apatride partent au printemps et ils ont décidé de se booker eux-mêmes leurs concerts.

David : Je ne suis pas d'accord, depuis 25 ans qu'il y a une scène skin au Québec, le premier groupe à jouer en Europe, c'est Prowlers il y a 3 ans.

JF : Au Québec il n'y a pas de ressources pour la scène Oi ! Avant il y avait des labels punk, il y avait Cargo qui distribuait Banlieue Rouge, Ripcordz, et plein de trucs. Maintenant il n'y a plus rien, il y a Indica, le label de Grimskunk, c'est une secte de hippies qui font du punk, ils monopolisent tout.

David : Mais même des groupes comme Shock Troops, qui était un groupe terrible, et qui ont sorti un disque en Europe, ils ne sont jamais allés en Europe. Un gars comme Gros Fred, le chanteur de Shock Troops, ça fait dix ans qu'il fait des groupes, et la première fois qu'il a mis les pieds en Europe c'est avec Prowlers quand il jouait de la basse dans le groupe.

Quelque chose qui revient souvent dans les paroles c'est les tatouages, pourquoi aviez-vous envie d'en parler particulièrement ?

JF : Ça fait trois ans que c'est mon boulot maintenant. C'est David qui a commencé, à 16 ans il avait ses premiers tatouages, moi je ne pouvais pas en avoir avant 18 ans, la maman elle était vraiment stricte…

David : C'est à 14 ans, que j'ai eu mes premiers tatouages ! La première fois que je me suis fait tatouer, ma mère était en tabarnak ! C'était comme si c'était elle qui avait les tatouages.

JF : J'ai déjà entendu des groupes de skins qui parlaient de voiture ou de scooters car ils trippaient là-dessus, moi c'est le tatouage, c'est aussi simple que ça.

Tu peux peut-être nous parler des studios, c'est assez différent de ce qu'on a en France avec les très gros studios de tatouage, qui font un peu usine.

JF : Ça dépend, il y a du tatouage plus commercial où tu choisis dans le book, la fille te donne un prix, te montre un des 10 tatoueurs, et le gars te le fait en 10 minutes. Je n'appelle pas ça de l'art corporel. Parfois les gars ne savent même pas tatouer, ils savent dessiner mais utiliser une machine c'est différent. Tu as une chance sur deux de te faire abîmer la peau. Quand tu tatoues dans ces shops là, tu pars rapidement, car tu te dis « Je ne suis pas tatoueur, je suis juste une machine ». Mais il y a aussi pas mal de petits studios qui font surtout des grosses pièces et du bon boulot. Et c'est ça que je veux encourager, que les gens prennent la place qu'il faut, car si tu fais des petits tatouages, dans dix ans tu les regretteras.

Pour finir, est-ce qu'il y a d'autres choses dont vous voudriez parler ?

On pense qu'Esclaves Salariés devraient faire une tournée en Europe (rires). Mais bon ça se réalisera sûrement si on trouve un label. Au niveau des projets, on va enregistrer un nouveau mini-album à la fin du mois, et on va le sortir nous même comme tout le monde au Québec. On verra ensuite à le diffuser autour de nous. On verra si ça intéresse un label, mais on ne veut pas contacter les labels comme Knock Out et mettre trop d'espoir là-dedans. Je ne veux pas être défaitiste, mais il y a combien de groupes qui vont se dire « Estie que mon band sonne bien, d'après moi, Knock Out ils vont vouloir de moi », et qui vont envoyer leur démo. Je me dirai « Je suis qui pour penser ça à côté des 500 autres groupes ? ». Donc on attendra de voir si un label nous approche.